Julie Aveline, Directrice scientifique de la spécialisation Création et design de marque à ISCOM Paris
Le spectre des problèmes et solutions autour des conditions de la vie (et de la survie) à l’ère de l’anthropocène sont actuellement largement discutés. Quelle est la place du design dans la conception d’un nouveau cadre écologiquement viable ? De la première révolution industrielle au New European Bauhaus, le mieux-vivre (pour tous) définit la pratique des grands acteurs et penseurs du design. Pour dépasser le statu quo d’un confort moderne devenu encombrant, le design, par son bon sens usercentric, ne serait-il pas le meilleur allié de notre transition écologique ?
JE REDUIS, TU REDUIS, IL REDUIT
Tandis que certains défendent la possible réconciliation entre le marché et l’écologie – l’idée d’une croissance verte ; d’autres voient dans la sobriété (si possible choisie) la seule issue pour une réelle circularité. Ainsi l’économiste Christian Arnsperger et le philosophe Dominique Bourg s’accordent sur le fait que « Les « 3 R » de la réutilisation, du recyclage et de la re-fabrication doivent impérativement être accompagnés d’un quatrième « R », moins grisant et moins propice aux utopies technophiles et croissancistes – celui de « réduire »»1. Cependant, cette réduction nécessaire touche avant tout la capacité des uns et des autres à opérer une mutation culturelle – une pirouette qui concerne entre autres choses notre rapport au progrès et au confort.
Alors que l’idée de l’innovation se découple du « neuf », que le déchet devient ressource, que la possession se mue en accès – etc. ; la circularité demande précisément de prendre en compte nos représentations, nos façons d’être et de faire, et les conditions acceptables de leur remise en cause. Alors devenir un bon mutant2, oui, mais comment ?
LE DESIGN : UNE METHODE A PROPOS
Pour accompagner ces changements de paradigme, appréhender et imaginer des issues viables et désirables par et pour tous, certaines disciplines, par leur approche centrée sur les usages, se révèlent fort à propos. C’est le cas du design et de la pensée design qui proposent de concevoir des solutions en conciliant le besoin de l’utilisateur, la faisabilité technique, la viabilité économique (les 3 piliers de toute innovation), et l’impact environnemental – dernière brique que permet la méthode du design dit circulaire3.
Pratique flexible et ancrée dans la réalité d’un contexte donné, le design est au service de. Il met en relation des experts d’horizons divers et des usagers, pour mieux comprendre les contraintes (y compris culturelles) d’une problématique donnée, poser les questions les plus justes et y répondre avec le plus de bon sens possible. L’usager (et son contexte) prime tout particulièrement dans la démarche du designer. Il n’est pas juste consulté, il est inclus dans le processus de travail. Il est entendu en amont, il est convié aux tests des premiers et multiples prototypes. Spécialiste ou novice, il devient acteur du changement. Et c’est là toute la force du design : l’appropriation par la co-création4 qui convie connaissance scientifique et empirique.
Loin d’être cette discipline qui pour beaucoup se réduit à la production de jolis objets onéreux témoins d’un certain statut social, le design a depuis toujours une toute autre ambition. En 1969, le chercheur en sciences cognitives et Prix Nobel d’économie en 1978 Herbert Simon disait du design qu’il était une « façon de penser » et lui donnait une ambition très juste : celle de changer des situations existantes en situations préférables (« changing existing situations into preferred ones ») 5. Plus tard, en 1992, Richard Buchanan6 expliquera que le design, par sa capacité à prendre en compte le point de vue des experts comme la connaissance empirique des « autochtones », permet de faire face aux problèmes pernicieux (« wicked ») ou complexes. La question écologique est de ces problèmes complexes, et se pose par ailleurs dans un contexte d’urgence où intuition et transdisciplinarité font partie des solutions.
La Commission Européenne l’a très bien compris en lançant récemment le New European Bauhaus, une initiative ayant pour objectif de jouer « un rôle moteur dans la concrétisation du pacte vert (Green Deal), avec l'objectif, en 2050, d'une Europe neutre, attrayante et centrée sur l'humain. » Le mouvement se définit comme « fondé sur la durabilité, l'inclusion et l'esthétique, porté par des équipes pluridisciplinaires, associant designers, architectes, artistes, ingénieurs, étudiants »7, et se donne pour méthode celle de la consultation terrain pour poser les questions vraies qui permettront des réponses concrètes. Mais depuis quand le design s’intéresse-t-il aux questions de société ?
LE DESIGN : « DONNER DES FORMES ADEQUATES AUX CONDITIONS DE VIE »
En pleine révolution industrielle, et avec pour intention de contredire ses impératifs de machinisation à tout rompre, William Morris écrivait : “Have nothing in your houses that you do not know to be beautiful or believe to be useful » 8. Designer, poète, activiste socialiste, considéré comme l’un des pères du mouvement Arts and Craft, Morris voyait le beau au quotidien comme nécessaire : une beauté pour tous, au même titre que l’éducation pour tous. Un « beau » qu’il conciliait avec l’utile – pour un design de sens.
Au-delà des bienfaits d’un « good design » dans le quotidien de tout un chacun, Morris voulait rassembler l’art et l’artisanat qu’on avait injustement scindés en deux au 18ème - avec pour conséquence d’élever les artistes au sommet et de reléguer les artisans au rôle de simples techniciens. A l’ère de la reproduction mécanique9, l’utile ne pouvait souffrir d’être réduit au banal, et le beau uniquement accessible à ceux qui auraient pu se l’offrir. Ainsi commençait la grande quête du design visant à réconcilier la forme et la fonction.
Quarante ans plus tard, au sortir de la Première Guerre Mondiale, l’école du Bauhaus alors implantée à Weimar, prône la réunion de tous les arts pour la construction d’un monde meilleur : « Formons donc, une nouvelle corporation d’artisans, sans l’arrogance des classes séparées et par laquelle a été érigée un mur d’orgueil entre artisans et artistes »10. L’art doit sortir des salons, être réinjecté dans toute chose. Le fondateur de l’école, Walter Gropius, voit le design comme partie intégrante de la « matière de la vie », et se fixe pour objectif de « donner des formes adéquates aux conditions de vie ». Le fameux aphorisme de l’architecte américain Louis Sullivan devient alors la loi du design moderne : la forme suit la fonction11.
Dans les année 50, le design industriel bat son plein. Arme au service du marketing qui passe tout à la moulinette du streamlining, le design est présenté comme cet adjuvant du bonheur par la consommation. Raymond Loewy, français d’origine installé aux Etats-Unis, résume les attentes de cette « American way of life » dans le titre du livre qu’il écrira en 1953 : La laideur se vend mal. Les produits disgracieux l’encombrent – il veut moins de bruit, moins de gâchis aussi. Tandis que le Salon des Arts Ménagers « sert la prospérité générale », Boris Vian chante la Complainte du Progrès et regrette déjà que les impératifs du confort moderne aient envahi nos vies 12. On peut se demander cependant si la « laideur » de Loewy n’aurait pas pu être entendue différemment : la désirabilité de l’objet réduit à son plus simple appareil, n’est-ce pas justement sa facilité d’emploi et d’accès ? Ou comment le design passe de fonctionnel à user-friendly – la forme suit l’usage.
Si la décence des conditions de vie est son cheval de bataille, la défense de l’environnement fait aussi partie des préoccupations de Morris dans une Angleterre victorienne industrieuse. « Il n’y a pas un kilomètre carré de la surface habitable de la terre qui n’est pas belle à sa manière », écrivait-il, « si seulement nous, les hommes, nous nous abstenons de détruire délibérément cette beauté »13.
Près d’un siècle plus tard, en 1971, un homme en colère s’élève contre les designers eux-mêmes. Victor Papanek publie Design for the Real World, Human Ecology and Social Change, et déclare : “Il existe des professions plus dommageables que le design industriel, mais elles sont rares ». Il n’est pas le seul à fulminer devant l’usage du design au profit d’une industrie du gaspillage. Tandis que l’économiste et sociologue Vance Packard dénonce l’obsolescence programmée14, le designer graphique Ken Garland, soutenu par plus de 400 de ses pairs, publie le First Things First Manifesto en 1964, réaffirmant le caractère engagé du design – et son rôle de « problem solver » 15. Papanek poursuit : « Oui le designer doit être conscient de sa responsabilité sociale et morale. Le design, en effet, est l’outil le plus puissant que l’homme n’ait jamais eu pour modeler ses produits, son environnement, et par extension, sa propre personnalité ». Le problème serait aussi la solution.
DU DESIGN DURABLE AUX INTERACTIONS DURABLES
La designer Nitzan Waisberg16 explique que deux notions clés dessinent le périmètre de notre statu quo actuel face aux défis écologiques : la performance d’une part et la culpabilité d’autre part. L’industrie et les marques, dit-elle, n’ont pas encore trouvé une façon d’intégrer la question du durable si ce n’est en créant des expériences d’achat dé-culpabilisantes ou en se promettant de produire de façon plus efficace, plus performante. Or explique-t-elle, cela ne change en rien nos habitudes, cela ne constitue pas une réponse durable. C’est d’une part grotesque : on veut se faire plaisir et sauver des vies ! Notre confort est si sacré qu’il devient aussi important que la valeur d’une vie humaine. D’autre part, c’est simpliste et déterministe. La performance parle le langage des faits et non des possibles, et réduit souvent les faits à des abstractions (par exemple, ce que le "Français moyen" consomme). Et aujourd’hui on tend à résoudre nos problèmes en regardant des diagrammes qui comparent des unités comparables – mais abstraites. Or pour proposer des solutions durables, pour dépasser le statu quo de notre encombrant confort moderne, il faut pouvoir se connecter aux façons très complexes qu'ont les gens de créer du sens. Il faut pouvoir privilégier la qualité à la quantité – car la réalité comme les conditions de l’acceptation d’un monde qui change ne se basent pas sur des algorithmes mais sur des critères qualitatifs (la peur, le déni, le désespoir comme l’espoir) difficilement objectivables.
Demain, ce sont aux designers de promouvoir et jouer ce rôle d’interface17 : pas seulement entre les arts et l’industrie comme le prônaient Morris ou Gropius en leur temps, mais aussi et surtout entre les hommes et l’industrie (et ce qu’elle deviendra demain). Pour Nitzan Waisberg, ils doivent reprendre la main sur les ingénieurs et les industriels, sortir l’innovation de la toute technologie pour la ramener dans le spectre d’une pratique centrée sur l’homme (et les autres qu’humain) et son environnement. En réalité il n’y a pas de produit/service durable, explique-telle ; ce qu’il nous reste à imaginer, ce sont des interactions durables.
En 2020 l’Europe creuse dans son histoire pour y trouver l’inspiration, et le New European Bauhaus poursuit la mission de ses pères : « donner des formes adéquates aux conditions de vie ». Espérons qu’à l’avenir le tout nouveau Conseil National du Design français18 propulsera le design à sa place d’interface nécessaire pour la construction d’un monde aux interactions profondément durables.
PGE CRÉATION & DESIGN DE MARQUE
- Christian Arnsperger et Dominique Bourg, "Vers une économie authentiquement circulaire. Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité", Revue de l'OFCE 2016/1 (N° 145), pages 91 à 125
- Sur le sujet du « bon mutant », voir ce TED X mémorable de Philippe Starck (2007)
- Voir l’article de l’agence Lonsdale Design sur le design circulaire : https://www.lonsdale.fr/fr/actualites/du-design-thinking-audesign- circulaire-pour-des-strategies-durables-a-impact-positif/
- Sur la force de la créativité collaborative, voir Charles Ledbeater, « The Era of Open Innovation », TED X (2005)
- Herbert Simon, Les Sciences de l’Artificiel, (1969) – “The intellectual activity that produces material artefacts is no different fundamentally from the one that prescribes remedies for a sick patient or the one that devises a new sales plan for a company or a social welfare policy for a state”
- Richard Buchanan, “Wicked Problems in Design Thinking”, Design Issues (The MIT Press), Vol. 8, No. 2, (Spring, 1992), pp. 5-21
- https://www.assisesdudesign.com/fr/home/?article=un-nouveau-bauhaus-europeen-1700
- Citation tirée de "The Beauty of Life," conférence donnée par William Morris à la Birmingham Society of Arts and School of Design, le 19 février 1880
- Un demi-siècle plus tard, Walter Benjamin écrira L'OEuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939)
- Le Manifeste du Bauhaus, 1919
- « Il semble que la vie et la forme soient un tout inséparable et que le sens de l’accomplissement soit dans cette correspondance mutuelle. Qu’il s’agisse de l’aigle planant dans les airs ou du pommier en fleur, du cheval de trait qui peine ou du cygne alerte, de l’eau qui suit les méandres de la rivière ou du chêne ramifié, des nuages qui passent ou du mouvement du soleil, la forme suit toujours la fonction et telle est la loi. Pas de changement de forme sans changement de fonction. La loi de tout ce qui est organique, ou inorganique, de toutes les choses physiques et métaphysiques, humaines et surhumaines, de toutes les manifestations effectives de la tête, du coeur et de l’âme, est que la vie est décelable par son expression, que la forme suit la fonction. Et telle est la loi. » - Louis Sullivan, The Tall Office Building Artistically Considered, 1896
- « Autrefois pour faire sa cour/ On parlait d'amour/ Pour mieux prouver son ardeur/ On offrait son coeur Maintenant, c'est plus pareil/ Ça change, ça change/ Pour séduire le cher ange/ On lui glisse à l'oreille/ Ah, Gudule/ Viens m'embrasser / Et je te donnerai/ Un frigidaire/ Un joli scooter/ Un atomixer/ Et du Dunlopillo/ Une cuisinière/ Avec un four en verre/ Des tas de couverts/ Et des pelles à gâteaux » - Boris Vian, La complainte du progrès (1956)
- Pamphlet Art et socialisme (1884)
- Vance Packar, The Waste Makers (1960)
- “There are pursuits more worthy of our problem-solving skills” – First Things First Manifesto (1964) http://www.designishistory.com/1960/first-things-first/
- Nitzan Waisberg est designer, consultante et enseignante à l’Université de Tel Aviv, anciennement enseignante à la Stanford d.school où elle a développé l’atelier « Sustainable Abundance ». Elle donne la conférence Compostmodern en 2011 d’où son tirés les propos rapportés dans cet article – voir : https://vimeo.com/20666324#_=_
- Stéphane Distinguin, « Les nouveaux enjeux du design », Stratégies, 2018 – dans cet article, Stéphane Distinguin et Mathilde Maître disent du design qu’il est interface « interface entre l’art et l’industrie », « conscience des révolutions industrielles », « aux avant-postes pour en percevoir les périls ». Et de conclure : « Le monde a besoin d’interfaces et des produits qui vieilliront comme une bonne paire de blue jeans, dont le bleu et la coupe deviennent comme le paletot de Rimbaud,’ idéal’. »
- « Créé le 6 septembre 2021, le Conseil National du Design (CNDes) est une instance de concertation composée des différents acteurs de l’écosystème du design, qu’il s’agisse des designers, de leurs clients et leurs publics (entreprises, services publics), des écoles, des organismes de promotion design, mais également des représentants d'autres disciplines et de l’Etat. Il leur offre un espace de dialogue et de concertation afin de mutualiser leurs pratiques, de mettre en commun leurs réflexions sur les dimensions sociétales, environnementales et économiques du design et sa contribution à la transformation de notre société et de nos modes de vie. » - https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Nomination-de-Sandra-Rey-a-la-presidence-du- Conseil-National-du-Design.