Interview avec Antonin Amado, rédacteur en chef de Politis.
L'interview a été réalisée dans le cadre de la conférence ISCOM et Be Brave, le 9 mars 2022.
Jacques-Olivier BARTHES, Directeur de la communication du WWF France, copilote du groupe Publicité et environnement de l'Alliance pour la planète : Bonjour à tous, Bonjour Antonin, j’espère que tu vas bien ?
Antonin AMADO : Oui, j’espère que tu vas bien également et je salue tous ceux qui sont avec nous également.
Jacques-Olivier BARTHES : Je vais avoir le plaisir d’animer cette session avec toi et les étudiants de l’ISCOM. Je vais vous présenter Antonin et ensuite on va rentrer dans le vif du sujet, avec la question de Cindy. Je suis vraiment très heureux de donner la parole à Antonin. Antonin est le nouveau rédacteur en chef de Politis. Auparavant, il a été rédacteur en chef des Actualités Sociales Hebdomadaires, de Novethic, de RSE DATA NEWS et il a fréquenté aussi les rédactions de RFI, RMC, Europe 1 et RFO en tant que journaliste politique. On va donc avoir le plaisir d’accueillir quelqu’un qui a un regard très expert à la fois sur les dimensions liées à la RSE, en général, incluant même les questions de finance et en même temps qui a une fibre et une analyse politique. On est très chanceux d’avoir parmi nous aujourd’hui Antonin. Cindy, je te propose de poser ta première question.
Cindy DUBESSY : Bonjour Antonin, ravie de vous retrouver aujourd’hui. Ma question est la suivante : selon vous, en quoi les médias et journalistes ont un rôle à jouer dans la bataille contre le greenwashing ? Faut-il pointer du doigt les entreprises peu honnêtes ou les aider à avoir une démarche de communication plus responsable ?
Antonin AMADO : Bonjour Cindy. Déjà, quand on parle de greenwashing, il faut se rendre compte qu’on est face à un tapis de bombes en tant que journaliste. Il y a un chiffre que vous devez garder en tête, vous qui serez bientôt de l’autre côté de la barrière. Il y a 35 000 cartes de presse en France aujourd’hui. Le chiffre est en légère baisse chaque année, parce que c’est un métier difficile et précaire. Mais il faut savoir que les effectifs de la communication sont 10 fois supérieurs. Donc, pour 10 communicants, vous avez 1 journaliste. Le rapport déjà à la base est très inégal. Après, lutter contre le greenwashing c’est évidemment la base du métier, surtout quand on s’intéresse aux questions environnementales. Ça fait partie du boulot de vérification de l’information qui est réel. Après j’entends la deuxième partie de ta question qui consiste à dire “oui, mais ne faut-il pas donner un petit coup de projection, essayer d’encourager les entreprises qui peuvent être plus responsables que les autres ?”. Aujourd’hui, les urgences climatiques et environnementales sont telles que la seule chose qui nous intéresse, ce n’est pas de savoir si une entreprise est plus vertueuse qu’une autre, mais c’est si elle est à la hauteur des enjeux. Et rien d’autre ne compte. Donc, si une entreprise est à la hauteur des enjeux, c’est parfait - et à la limite c’est intéressant parce qu’elles sont très peu nombreuses à avoir conscience de leur responsabilité en tant qu’agent économique et social. Et si elles ne sont pas à la hauteur de leurs enjeux, c’est le rôle de la presse et particulièrement de la presse engagée, notamment de gauche qui s’intéresse tout particulièrement à ces questions-là, en pointant ce qui ne va pas.
Jacques-Olivier BARTHES : Je vous ferai remarquer que ce que vient de dire Antonin résonne assez avec ce que vous a dit Gildas BONNEL à midi sur la question de la sincérité, comme quoi journalistes et communicants peuvent au moins se retrouver sur la question de la sincérité des discours. Je vais proposer à Eva de poser sa question maintenant.
Eva DUBOSQ : Bonjour, ma question est la suivante : En tant que citoyens, comment exercer une pression sur les grands pollueurs et les bousculer sur leur inaction face aux conséquences annoncées par le GIEC alors que leurs produits et services nous sont indispensables ?
Antonin AMADO : J’aime bien cette question parce qu’elle fait tomber une barrière qu’on présente souvent sous une espèce de dichotomie. C’est-à-dire qu’on serait des citoyens en se levant le matin, en écoutant les infos et en étant scandalisés sur une marée noire, sur l’ignorance volontaire des politiques sur le rapport du GIEC ... Puis, on arriverait dans son entreprise et on cesserait d’être citoyen, on deviendrait seulement un agent économique. On serait un bon petit soldat, une bonne petite soldate et puis derrière voilà. En fait, je n’ai pas une grande révélation à faire, mais il n’y a qu’une planète et après qu’on soit journaliste ou communicant, on va tous subir le même sort, donc on est embarqués ensemble dans cette sacrée galère. À mon avis, ce qui est intéressant ce n’est pas “comment est-ce qu’en tant que citoyen on peut peser ?”, c’est “comment est-ce qu’on fait exister le citoyen dans nos pratiques quotidiennes ?”. Alors ça, le citoyen, quand on est journaliste, on a un rôle social particulier, c'est-à-dire que c’est un peu le canari dans la mine. Donc il est obligé, s’il fait un tout petit peu bien son boulot ou s’il est un tout petit peu consciencieux, je ne parlerai pas d'objectivité, mais d’intégrité intellectuelle, de faire avec cette dimension citoyenne qui lui est chevillée au corps. Maintenant, il faudrait qu’il y ait l’ensemble de la société qui se prenne en part et je pense que si les métiers de la communication pouvaient conserver cette dimension citoyenne, ce serait pas mal. Après attention, parce qu’il y a pire que l’ignorance d’un problème, c’est le fait de donner le sentiment qu’on se préoccupe d’un problème. On revient au greenwashing et en fait de ne rien faire, de ne pas suffisamment faire par rapport à ce que la situation nécessite, alors pire que rien, c’est une promesse déçue. Ensuite, dans votre exercice professionnel, je suis désolé de vous le dire, mais vous allez être confrontés à des dilemmes. Vous allez avoir des gens dont vous saurez qu’ils ne sont pas à la hauteur des enjeux qui sont devant nous. Et il ne faut pas se tromper quand on parle de changements climatiques, on parle de mort, on parle de familles déchirées, on parle de guerre pour les ressources. La guerre en Ukraine est venue nous rappeler, avec une très grande gravité, ce que veut dire la guerre aujourd’hui. Ce qui est en train de se passer entre l’Ukraine et la Russie aujourd’hui sera un apéritif à Central Park à côté de ce qui nous attend du changement climatique. Donc vous allez vous confronter à des dilemmes. Vous avez plusieurs façons de la faire : soit vous refusez (à vos risques et périls, ce n'est pas neutre tout ça pour travailler pour des entreprises ou des clients dont vous sous-estimez qu'ils ne méritent pas qu’on fasse leur communication) ou alors vous devenez des lanceurs d'alertes et vous prévenez des journalistes courageux qui sont capables de mener des enquêtes et faire pression sur des multinationales dont vous parlez. Mais vous savez, dans l’histoire des mouvements politiques, ce qui compte ce ne sont pas les majorités silencieuses, ce sont plutôt les minorités agissantes. Quand on est 5, 10, 20, on a l’impression que l’on n'est pas très fort, mais en réalité, si on est très déterminé, on peut arriver à beaucoup de choses.
Jacques-Olivier BARTHES : Merci Antonin, on va passer à la question de Ludivine.
Ludivine LEBRUN : Le rapport du GIEC, qui a été publié il y a quelques semaines, a très peu été abordé ces temps-ci dans les médias (télé et radio en l'occurrence), alors que ce dernier est très alarmant face à la situation actuelle et future si on n’agit pas. Comment expliquez-vous cela ? Pourquoi cela n’est-il pas plus dénoncé, entre autres dans les médias ? Quel est votre point de vue sur ce constat autour des médias ?
Antonin AMADO : Il y a toujours un truc plus important que le climat. Là, c’est la guerre en Ukraine, on va dire que c’est une bonne raison entre guillemets. Quoi que, si on remet les échelles de gravité globales, en termes d’importance de l’information, ça se discute certainement. Mais le précédent rapport du GIEC, qui a été publié cet été, avait été complètement phagocyté par l’arrivée de Lionel Messi à Paris. Il y a une vraie responsabilité aujourd'hui des médias sur la question du GIEC. Mais la réalité m’oblige à dire plusieurs choses. D'abord il ne faut pas se tromper. Le marché de l’information est un marché concurrentiel. Or, vous parlez du climat, vous êtes sûr et certain de faire un four. Moi, quand j’étais rédacteur en chef de Novethic (un pure player sur le web), évidemment on avait le regard sur les statistiques d’audience pour regarder si ce qu’on disait était lu. Quand on faisait quelque chose sur la RSE, c’était très lu. Quand on faisait quelque chose sur la biodiversité, c’était intéressant. Ce qui est un exemple, un cas d’espèce concret dans une entreprise, c’était très lu. Les papiers qui ont fait un bide absolu à chaque fois, c’était les papiers sur le climat, et particulièrement sur le GIEC. Et c’est toujours le cas aujourd'hui ! Alors pour des raisons qu’on peut comprendre : le problème a l’air tellement énorme qu’on ne sait pas par où le prendre. On se dit que de toute façon, à quoi bon : il y a le risque du découragement. La responsabilité des médias, à mon avis, est plus sur la capacité à proposer de nouveaux récits, qui à mon avis restent très perfectibles aujourd’hui. C’est-à-dire que ce sont des médias engagés particulièrement je pense comme celui qui est le nôtre, le mien, Politis aujourd'hui ; mais qui était le mien avant : RSE Data News, Novethic, voire même nos activités sociales hebdomadaires, d’être en capacité de mettre en avant des alternatives. Par exemple, la semaine prochaine, on a un grand entretien de quatre pages avec Bruno LATOUR. On n’est plus sur la notion de progrès, on est sur la notion de confort, de bien-être. Le changement climatique nous oblige à retravailler nos imaginaires et il faut qu’on fasse ça dans un temps extrêmement court. Le métier de journaliste, la presse dans son ensemble doit être à la hauteur de ces enjeux. Je ne suis pas sûr qu’elle le soit aujourd’hui. Par ailleurs, moi qui aie souvent vu passer des stagiaires, des alternants, etc., la question environnementale n’est pas celle qui intéresse le plus. C’est difficile : le coup d’entrée et d’expertise sur ces questions-là est très élevé. Je connais très peu de gens, par exemple, qui ont juste lu le rapport aux décideurs du GIEC, ou même le rapport aux décideurs de l’Agence Internationale de l’Énergie. Ce sont pourtant des lectures qui sont impératives, mais pour autant, je connais très peu de journalistes qui les ont lus réellement.
Carla HANQUIER : Depuis l’accord de Paris en 2015, seulement ⅓ du CAC 40 ont réduit de 40% leurs émissions de gaz à effet de serre. Comment est-ce que vous pourriez expliquer cela et pourquoi cela n’est-il pas dénoncé, entre autres, dans les médias ?
Antonin AMADO : Il y a deux questions. D’abord, je pense qu’il ne faut pas se tromper, les entreprises ont une grande agilité à s’adapter aux législations et particulièrement les entreprises du CAC40 qui ont tout l’arsenal RH, financier, légal pour pouvoir s’adapter. C’est le rôle de l’État d’imposer de nouvelles normes qui forceraient à décarboner. D’une certaine façon, c’est un peu trop facile de la part de nos décideurs politiques, de dire “oui on vous engage à décarboner". En fait, une entreprise, dont la finalité première est le profit, n’a jamais amputé son profit juste par volonté de bien faire d’un point de vue environnemental et social. Et je ne dis pas que ça n’arrive pas, je dis juste que c’est très rare en l'occurrence. Et quand cela se produit , c'est souvent l’épiphanie d’un dirigeant qui s’est dit “et bien non, j’ai des enfants, je ne peux pas laisser la planète dans un état pareil, il faut que je fasse quelque chose.” Très souvent il y a des dirigeants qui essaient de faire basculer le modèle économique de gros mastodontes et cela leur coûte cher. Je renvoie au sort d’Emmanuel FABER à la tête de DANONE, qui a tenté de faire basculer vers un modèle plus vertueux - et de manière très modeste. Si vous regardez la réalité de ce qu’il a tenté de faire, ça lui a quand même coûté sa place pour des questions de rentabilité pure. Donc on voit bien que les entreprises, et plus particulièrement les plus grosses d’entre elles, dont celles du CAC 40, du SBS120 et même de grosses ETI qui ont 1000/2000 personnes dans leurs effectifs, c’est trop compliqué pour elles de se transformer de manière intrinsèque. C’est le rôle de l’État de poser des normes, et surtout plus important encore que les normes, de les faire respecter. Donc ça, c’est la première partie de ta question. Et pour les raisons que je viens de dire, je pense qu’il y a une analyse qui est assez bonne et qui est portée par les organisations non gouvernementales et des associations qui se consacrent à l’environnement, elles réclament quoi ? Elles réclament davantage de normes au niveau national, au niveau européen, au niveau international sur ces questions-là. Je sais que c’est un débat très technique qui n’intéresse pas grand monde, mais qui pourtant, je pense, est extrêmement structurant. Mais, il y a eu un énorme débat, je ne sais pas si vous l’avez suivi sur la taxonomie verte au niveau européen. La taxonomie, c’est un thème barbare , mais qui permet de nommer précisément chaque chose. La taxonomie verte, c’était de déterminer au niveau européen ce qui est vert de ce qui ne l’est pas. Et donc, on s’est aperçu - c’est bien, ces gens avaient bien aperçu le sens de l’histoire - que le nucléaire et le gaz qui ont été reconnus comme énergie verte par la Commission Européenne pour entamer la transition. Bon, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? On savait que c’était une erreur. Donc, à partir du moment où le législateur, au niveau européen, explicite sur le fait qu’il n’y a pas de problème à utiliser du gaz ou du nucléaire pour opérer la transition, pourquoi est-ce que les entreprises seraient plus vertueuses que les normes, soi-disant, les plus vertueuses au niveau européen ? Donc, dans cette histoire-là, les entreprises sont en deuxième rideau. Ce qui compte, c’est le législateur et les normes européennes.
Jacques-Olivier BARTHES : Merci Antonin pour ce point-là, sachant que la taxation , c'est quand même quelque chose de très compliqué, assez pointu. Donc je ne suis pas sûr que les étudiants aient suivi.
Antonin AMADO : Je les invite à s’y intéresser en tout cas !
Jacques-Olivier BARTHES : Mais la taxonomie, en effet, ce sont les catégories d’investissement, d’assets financiers qu’on peut mobiliser autour de la transition. Emeline, je te propose que tu partages avec Antonin la dernière question.
Emeline WEBER : Bonjour Antonin. Pour rester dans le sujet du CAC 40, par exemple, le Groupe LVMH a lancé en 2020 le programme LIFE qui ancre le développement durable dans le plan stratégique de chaque maison du Groupe. Mais on se rend compte que LVMH a aussi augmenté ses émissions de gaz à effet de serre sur les dix dernières années. Donc comment, en tant que citoyen, on peut déceler le vrai du faux entre les communications vertes des grands groupes et les actions réelles qui sont menées ?
Antonin AMADO : Je me réjouis vraiment que le mot “citoyen” soit à ce point utilisé. Restez des citoyens, même quand vous serez en fonction. Ça me parait aussi vital qu'impératif, compte tenu des enjeux qui sont devant nous. Pour te répondre très concrètement, et de manière assez courte, aujourd’hui les entreprises, et depuis une vingtaine d'années en France même un peu plus, sont tenues à la publication d’un rapport extra-financier qui porte plusieurs noms comme rapport intégré, rapport RSE, rapport extra-financier. Les entreprises sont tenues de déclarer légalement ce qu’elles font et comment elles le font. Ce sont d’habiles outils de communication, mais qui sont souvent lus par très peu de gens. Ils contiennent énormément d’informations, notamment politiques, concernant les gaz à effet de serre, etc. Il faut savoir que sur la totalité d’une entreprise, le résultat financier ne représente que 5% de la globalité de l’activité d’une entreprise. Consulter ce rapport me paraît être déjà une très bonne porte d’entrée. Il faut ensuite développer sa propre expertise et être capable d’identifier, par exemple, les sous-traitants d’une activité. En revanche, on ne peut pas être expert de tout, je vous invite alors à trouver les bons intermédiaires avec par exemple des cabinets RSE, qui sont de plus en plus performants et qui feront le boulot pour vous. Je pense par exemple à ECOVADIS, AXILIA ... Ce sont des bonnes sources. Si vous avez des doutes, n’hésitez pas à les contacter et à leur passer un coup de téléphone en leur disant “je suis en train de bosser sur tel sujet , mais je ne suis pas sûr, est-ce que vous pourriez partager vos informations” et en général elles le font volontiers lorsque cela n’a pas déjà été fait en ligne pour montrer leur expertise. Exposer le résultat de leurs recherches est aussi le moyen pour elle d’attirer des clients. Donc ces agences peuvent être une très bonne porte d’entrée.
Jacques-Olivier BARTHES : Ce sera le mot de la fin. Merci beaucoup pour ce conseil professionne, Antonin !