Olivier CREUSY, Directeur scientifique de la spécialisation Planning stratégique et Marque de l’innovation à ISCOM Paris
Le débat sur la liberté d’expression fait rage au cœur d’une époque en quête de commun face à des forces qui opposent et isolent. Savons-nous encore écouter avec attention ? Décrypter avec sang-froid ? Prendre du recul sur un propos qui ne reflète pas nos opinions ? Marques et entreprises sont des acteurs de la société civile à part entière dont on attend désormais des engagements, clairement énoncés dans une politique de Responsabilité Sociétale de l’Entreprise (RSE). Pour autant, jouissent-elles d’une vraie liberté d’expression alors que chaque mot et chaque image choisis seront immédiatement interprétés, déformés souvent, parfois retournés contre elles ?
MAJEURE RSE ET ÉCONOMIES ALTERNATIVES
C’est grave … ? Oui !
Nous pourrions penser qu’au motif que les entreprises et les marques poursuivent des objectifs économiques, il n’est pas si grave que leur prise de parole soit encadrée sinon limitée. Une nouvelle « « morale » collective s’imposerait alors à des acteurs condamnés d’avance. Ce serait oublier un peu vite que les entreprises sont avant tout des collectifs humains qui peuvent aussi sincèrement se penser une raison d’être avant que l’on le leur demande à grands cris sur les réseaux sociaux.
Dialogue de sourds… ?
Considérer que l’entreprise ne prendrait la parole que pour entretenir sa réputation, c’est accepter l’idée qu’elle a tort du fait même de ce qu’elle est avant même d’entendre ce qu’elle dit. Une telle altération du jugement ne pourrait que se propager au sein de la société toute entière comme symptôme de l’impossibilité, d’abord, de nous considérer a priori avec bienveillance, et ensuite de nous parler.
Tisane ou expresso ?
On ne peut pas attendre d’une marque qu’elle assume une responsabilité au sein de la société, lui demander d’investir, innover, transformer positivement la vie, et lui dénier la liberté de prendre position sur les sujets qui touchent à son cœur de métier. Veut-on des marques qui parlent dans le vide, quitte à les accuser de tous les « washing » possibles ?
Ou au contraire des marques qui agissent et se trouvent alors confrontées aux difficultés du réel ? Pourquoi leur dénier le droit de raconter leurs progrès, d’assumer leurs imperfections, de participer au débat politique ?
Bien sûr l’intérêt de la marque serait d’être consensuelle mais le peut-elle encore sans fadeur ? Non. Personnage public sur les réseaux sociaux, la marque n’a plus d’autre choix que de faire face.
Je est un autre…
Pour les professionnels de la communication la notion de public est désormais extrêmement mouvante. Il ne s’agit plus de masses homogènes et prévisibles, mais plutôt de groupuscules instables qui partagent dans l’instant des attitudes mentales. L’être humain à qui l’on parle est doté d’une identité, d’un mode de vie, d’un système de valeurs, mais aussi d’une position au sein d’un réseau d’influence digitale, plus ou moins consciemment subie, exercée dès que la main se porte sur l’écran pour s’exprimer ou commenter. Les centres d’intérêt et la sensibilité aux messages de cet humain évoluent en temps réel au gré de la popularité des #.
Je t’aime, moi non plus…
Comment alors s’adresser à la fois à cet être unique et à la masse innombrable qui l’entoure, prête à s’insulter sur le sujet le plus anodin ?
Plus que jamais, former aux sciences de l’humain, psychologie, sociologie, sémiologie… doit aider à comprendre les enjeux de l’individuel et du collectif. La marque ne s’adresse plus à un individu au sein d’un collectif repérable, mais à un individu qui interagit en permanence avec un collectif qu’il ne perçoit pas et ne conçoit pas davantage. Sur les réseaux sociaux chacun est partout et nulle part, sympathisant ou opposant, hostile ou bienveillant.
La fureur de dire …
Les entreprises et les marques devraient accéder à une citoyenneté complète qui les autoriserait à s’exprimer sur des sujets de fond sans être accusées a priori de défendre d’obscurs intérêts. La communication n’est saine qu’à partir du moment où l’on s’écoute. C’est le nouveau défi des métiers de la communication. Revendiquer le droit à l’expression et ouvrir le débat, avec courage et sans auto-censure, avec des publics dont on partage la vie et tente de comprendre les émotions de l’instant. Il y va, un peu, de la santé de la démocratie.
L'article a apparu le 24 janvier 2022 dans le Monde des Grandes Ecoles et des Universités