Olivier CREUSY, Directeur Innovation et développement ISCOM
Février 2023.
La communication n’a jamais été un enjeu d’outil, de média, ni même en premier de message, mais, simplement, un enjeu d’humanité.
Dans le film « Dans ses yeux » de Juan Campanella, Oscar du meilleur film étranger en 2010, une des scènes finales réunit les trois protagonistes du crime sanglant qui a coûté la vie à Liliana : Ricardo le mari fou de douleur, Isidoro l’assassin et Benjamin l’employé de justice en charge de l’enquête 25 ans plus tôt. Révolté par la corruption du système judiciaire, le mari inconsolable a décidé de se faire justice en capturant et gardant prisonnier l’assassin de sa femme. Au fond d’une villa isolée, le juge découvre Isidoro, captif, qui, étrangement, ne lui demande pas de le libérer, mais, suppliant, prononce ces mots glaçants : « Dites- lui de me parler… ». Et nous comprenons que la vraie souffrance du coupable n’est pas la privation de liberté mais l’absence totale de communication avec son geôlier qui tient sa vengeance, ultime, en maintenant leur face-à-face quotidien dans un silence qui se révèle d’une rare violence.
Vivre en société et ne plus se parler est une violence que nous nous infligeons les uns aux autres et c’est un profond paradoxe dans une époque qui favorise l’apparition de nouveaux médias et que l’on décrit comme surchargée d’images et de bruit, de contenus, de prises de positions et de débats de chaque instant sur les réseaux sociaux.
Pour rétablir le dialogue, il nous faut commencer par oser prendre la parole, avoir ce courage de demander l’attention de l’autre, que ce soit l’inconnu croisé dans la rue ou le cœur de cible avec lequel nous voulons resserrer des liens. Cela suppose de revendiquer notre liberté d’expression, haut et fort, de ne rien céder à ceux qui voudraient nous en empêcher, et d’en faire le meilleur usage en s’assurant de la rigueur de la construction d’une opinion, de la justesse d’une donnée, de la sincérité d’une conviction. Les marques sont des créations et des projets humains qui jouissent de la même liberté d’expression que les citoyens et doivent en user pleinement pour réinventer une conversation fondée sur l’échange constructif et le partage du sens.
Ensuite écouter. Ecouter cet autre quel qu’il soit, qui s’adresse à moi, et d’autant plus qu’il ne m’est pas familier. Face à celui qui me regarde et prend la parole je me dois de prendre le temps d’entendre.
Or, que constatons-nous ? Des signaux inquiétants s’accumulent, tous devant nous alerter sur la disparition de ces échanges de mots et de regards. Le regard, qui nous donne le sentiment d’exister dans cet iris brillant de curiosité et cette pupille mobile qui nous scrutent ou nous interrogent en silence. Les mots ensuite qui nous font comprendre que ce sont nos interactions sociales qui nous définissent et nous enrichissent, dans le constat des différences qui nous séparent et des similitudes qui nous rapprochent des autres.
La solitude de la jeunesse
L’impact de la crise COVID 19 sur la santé mentale d’une part significative des 15-25 ans est désormais démontrée. Or c’est à cet âge que l’on apprend précisément à exprimer sa personnalité, ses convictions, ses traits de caractère en se libérant peu à peu des codes très déterminants de la tribu qui nous a accueilli et protégé au début de l’adolescence. Ce besoin d’être soi, de le devenir, avec la violence des grands bouleversements qui obligent à renoncer à la douceur de l’enfance pour accéder aux émotions de la liberté enfin conquise, suppose de parler.
Mais à qui ? Les parents se veulent disponibles mais doutent d’être les bons interlocuteurs pour cet adulte en devenir qu’ils ne reconnaissent plus. Le système éducatif, mais a-t-il encore le temps ? Alors ce sont les réseaux sociaux qui donnent l’illusion de s’adresser au monde entier qui aspirent l’attention et les espoirs. Une jungle fascinante, sans lois ni hiérarchie, une représentation altérée du réel mais qui revendique de détenir la vérité puisqu’ici il suffit de dire pour avoir raison et d’insulter pour faire taire la critique.
Parler aux autres s’apprend. Il ne s’agit pas de commenter compulsivement des images criardes et des raccourcis racoleurs sur Instagram ou Tik Tok mais, pour moi, seul, plein de doutes sur mon avenir, blessé par les injustices, inquiet sur l’état de la planète, d’oser demander que l’on me rassure, que l’on m’explique, que l’on me dise que j’ai le droit d’être perdu.
Plus la masse de nos échanges digitaux augmente moins nous communiquons.
Un débat fait fureur en ce moment sur le rapport des jeunes au travail, la génération « flemme ». Chacun aura sa perception du travail à partir de sa propre expérience dont on comprendra qu’elle peut aller de l’épreuve vide de sens à l’épanouissement personnel, selon les sensibilités, la capacité à se former pour évoluer et une part de chance. Mais, avant d’être cela, le travail est un sujet de conversation, entre soi et la société, entre ce monde et moi qui n'y suis pas encore, une perspective, une voie.
Nous voyons se multiplier les témoignages de responsables RH qui voient des stagiaires quitter leur poste sans crier gare, des apprentis se libérer de leurs conventions d’alternance sans un mot, des collaborateurs recrutés ne jamais se présenter dans l’entreprise. Pas une ligne d’email, pas un SMS, rien, le silence, l’inexistence du dialogue. On a baptisé ce phénomène le « ghosting »… éclairant… la figure du fantôme n’étant précisément celle avec laquelle on imagine entretenir de longues conversations. Qu’est-ce qui serait donc si difficile à dire ? Quelle force empêche d’aller vers l’autre et de dire : je ne sais pas, je ne suis pas bien, je doute… et simplement… Aidez-moi ?
La solitude de la vieillesse
Le scandale des Epad privés a récemment défrayé la chronique, on s’indigne de la maltraitance des personnes âgées. Mais ces vies qui s’éteignent et ces corps qui s’abîment nous font peur et nous détournons le regard. Un monde bulle caché auquel nous n’avons plus rien à dire.
Mais nul besoin d’être frappé par la grande dépendance pour être déjà trop vieux. Plein de vie et d’espoirs les boomers seraient donc infréquentables, égoïstes et irresponsables. Comment accepter de réduire l’autre à une étiquette qui ne raconte rien sur le fond mais dont la facilité hurle simplement le rejet d’un interlocuteur possible ?
Alors que le désir d’agir pour une société plus diverse et accueillante pour les différences n’a jamais été aussi fort et heureusement sincère, l’âge n’est-il pas en train de devenir la plus cruelle, la plus inéluctable et universelle discrimination ? Qu’est-ce qui justifierait de penser que le dialogue entre les générations n’est plus possible alors qu’il y a tant à apprendre de ceux qui l’ont vraiment connu ce passé idéalisé ?
La solitude du militant
Comment en sommes-nous arrivés, appauvris dans nos raisonnements et sans inspiration à ne plus trouver d’autre argument que la violence que justifierait la pseudo-légitimité auto-proclamée d’une lutte qui ne dit pas autre chose que son intolérance à l’opinion de l’autre.
Peut-on penser le progrès sans violence ? Militer, longtemps art du verbe et de la rhétorique, jusqu’à la caricature souvent mais c’était aussi le charme d’une époque où la parole politique emportait les foules, militer serait donc devenu synonyme de destruction, d’intimidation, d’occupation ? Faut-il désormais démolir pour construire un dialogue ? Faut-il hurler dans les hémicycles, dans la rue, sur les plateaux de la télé-réalité pour défendre une cause ? Ce militant révolté n’a-t-il pas d’abord fui l’échange avec le camp d’en face, la possibilité de la confrontation des idées et des visions du monde pour seulement nourrir la frustration stérile de ne pas être entendu ?
Et celle du scientifique…
… qui dans son laboratoire, voué au progrès humain, voit les médias se faire l’écho des délires complotistes les plus aberrants., des médecines alternatives et de l’ésotérisme le plus folklorique. Quelle parole fondée dans le respect des faits prouvés, des résultats de l’expérience mille fois mesurés, s’est tue ? … au point de voir une proportion inquiétante de la jeunesse s’enfermer dans des peurs irrationnelles à l’instar de nos ancêtres du moyen-âge ? Qui n’a pas parlé à qui ? Alors que la transmission du savoir rationnel est plus que jamais indispensable pour vivre en société, libres et confiants dans le progrès.
Alors je formule un vœu. Regardons-nous, écoutons-nous, parlons-nous. Fallait- il passer par le constat douloureux de ce silence qui mine insidieusement notre relation aux autres pour comprendre que jamais, ni autrefois ni à l’heure des IA, la communication n’a été un enjeu d’outil, de média, ni même en premier de message, mais, simplement, un enjeu d’humanité. Nous, les professionnels de la communication, pouvons choisir de donner l’exemple. Dans nos agences, entreprises et écoles, choisir d’être disponibles et attentifs. Dans nos démarches de création choisir des mots et des images qui nous racontent tels que nous sommes et ne nous cachent pas derrière une bien-pensance fade qui affadit la relation. Choisir sur les réseaux sociaux de renoncer à la facilité qui pousse à battre des records de performances sans nous interroger sincèrement sur les responsabilités attachées à l’influence que nous prétendons exercer.
Faisons quelque chose de simple en 2023. Parlons-nous. Chacun, tous. Nous y gagnerons l’impalpable joie d’exister un peu mieux.